Le 7 octobre, très tôt le matin, Israël subit la plus grande défaite militaire de son histoire. Des milliers de miliciens armés franchissent la barrière de sécurité construite autour de Gaza, investissent et conquièrent les bases militaires avoisinantes. À l’occasion de Simhat Torah, la fête de la Torah, l’état-major les avait dégarnies pour assurer la sécurité des colons de Cisjordanie. Après avoir tué et fait prisonniers des dizaines de militaires, hommes et femmes, les assaillants pénètrent dans vingt-deux localités israéliennes pour y massacrer des habitants et enlever des civils de tous âges. Au 20 décembre, le dernier bilan de cette attaque fait état, côté israélien, de 859 civils, 278 militaires et 44 policiers tués, cela sans oublier 255 otages emmenés à Gaza (118 ont été libérés durant la trêve de novembre). Près d’un millier d’assaillants ont été tués. L’armée mettra quatre jours à reprendre le contrôle total de la frontière.
Pour la première fois depuis 1973, la mobilisation générale est décrétée, 360 000 réservistes sont rappelés. Israël passe à l’offensive, avec pour objectif la destruction des capacités militaire et politique du Hamas ainsi que la libération des otages détenus à Gaza. À la suite d’une intense campagne de bombardements aériens, une vaste opération terrestre débute, soutenue par l’administration américaine et plusieurs États occidentaux. Un pont aérien massif approvisionne l’armée israélienne en missiles et munitions issus des arsenaux américains. Le 9 décembre, à Gaza, le bilan était, selon le ministère de la santé sous contrôle du Hamas, de 20 000 Palestiniens tués, parmi lesquels 7 000 enfants (5). D’après l’Organisation des Nations unies (ONU), 18 % des habitations sont endommagées ou détruites. Après plusieurs semaines de soutien actif, le président des États-Unis a fini par hausser le ton le 12 décembre : « Ces bombardements aveugles font perdre à Israël son soutien international, a prévenu M. Joseph Biden, et Benyamin Netanyahou devrait changer son gouvernement, le plus conservateur de l’histoire d’Israël, qui comporte [le ministre de la sécurité nationale Itamar] Ben-Gvir et compagnie. Ils ne veulent rien qui s’approche de près ou de loin d’une solution à deux États. Ils veulent non seulement se venger de ce que le Hamas a fait, mais aussi de tous les Palestiniens. Ils ne veulent pas d’une solution à deux États. »
M. Netanyahou a réagi le jour même en réitérant son refus d’un État palestinien. Pas question non plus d’accepter l’installation à Gaza de l’Autorité palestinienne. « Je ne permettrai pas à Israël de répéter l’erreur des accords d’Oslo. Je ne permettrai pas l’entrée à Gaza de ceux qui éduquent au terrorisme, soutiennent le terrorisme et le financent… Gaza ne sera ni le Hamastan ni le Fatahstan. »
Quelle serait la réaction de la population israélienne en cas de crise avec les États-Unis ? Lors d’un récent sondage, l’Israel Democracy Institute a posé la question suivante : « Israël doit-il accepter le principe de la solution à deux États afin de continuer de recevoir l’aide américaine ? » Seuls 35 % des Juifs interrogés ont répondu par l’affirmative, 52 % refusent une telle option (6). « Les Israéliens ne sont pas particulièrement ébranlés par les destructions à Gaza car l’opinion est chauffée à blanc, estime la professeure Tamar Hermann, qui a codirigé cette enquête. Chaque jour on apprend que des otages ont été tués, et puis nos soldats meurent au combat. Selon moi, il aurait été préférable que l’armée utilise des moyens plus sophistiqués et moins destructeurs, afin de veiller à l’éthique du combat d’Israël. Mais je doute que cela ait changé quoi que ce soit à l’opinion internationale envers le pays. »
Pour sa part, M. Steinberg s’avère très critique de l’action gouvernementale. « Au-delà des considérations morales et juridiques, il faut dire que, en l’absence de stratégie, la vengeance ne peut être une politique. Laisser la bride sur le cou à l’armée face à la population civile de Gaza représente un danger pour Israël. En poussant leur principal ennemi à surréagir, les organisations terroristes cherchent à le délégitimer aux yeux de l’opinion internationale. Cela leur accorde en retour une forme de légitimité. Si Israël ne se retire pas de Gaza, il va faire face à une forme de guérilla omniprésente, dont l’objectif sera de l’embourber dans une situation identique à celle qu’il a connue dans le sud du Liban. Cela représenterait une menace pour les relations avec l’Égypte et la Jordanie, pouvant aller jusqu’à remettre en question les traités de paix avec ces pays. Le Hamas en sortira renforcé. »
Alors que se déroulent quotidiennement les obsèques de militaires morts au combat à Gaza, ces considérations ne sont guère partagées par une opinion publique traumatisée par les événements du 7 octobre. Tous les samedis soir, plus de cent mille personnes se rassemblent devant l’esplanade du musée d’art de Tel-Aviv, baptisée « place des otages ». Elles manifestent leur soutien aux familles des otages qui, souvent au bord du désespoir, exigent du gouvernement qu’il fasse de la libération de leurs proches sa priorité absolue. Devant le Parlement (Knesset), plusieurs familles, dont les parents ont été assassinés par le Hamas, se sont installées dans une tente en jurant d’y rester aussi longtemps que le gouvernement Netanyahou n’aura pas démissionné. M. Yaacov Godo, 74 ans, père endeuillé, en a pris l’initiative. Son fils Tom, 52 ans, a été tué le 8 octobre par les assaillants dans sa maison du kibboutz Kissoufim en protégeant son épouse et leurs trois filles, qui ont été sauvées. Militant de l’organisation Looking the Occupation in the Eye (« Regarder l’occupation dans les yeux »), M. Godo participait de manière régulière à la protection des bergers palestiniens attaqués par des colons dans la vallée du Jourdain. « Cette guerre est inutile, affirme-t-il. Elle aurait dû se terminer depuis longtemps. Elle n’a pas d’objectif défini. Il y a les terribles destructions à Gaza avec ce nombre de civils innocents tués qui dépasse l’entendement. Il y a aussi nos soldats qui tombent au combat. Ramener les otages, c’est bien sûr l’objectif suprême, mais je ne vois pas comment ce gouvernement et celui qui est à sa tête en seraient capables. »
Soutenus par de nombreux Israéliens, les manifestants, parmi lesquels on compte aussi M. David Agmon, général de brigade réserviste qui fut le premier chef de cabinet de M. Netanyahou en 1996, subissent les insultes et menaces de militants du Likoud qui les traitent de « traîtres gauchistes ». Un partisan du premier ministre a même tenté d’incendier leur tente avant d’être arrêté par la police. Des attaques du même genre de la part de partisans de la droite et de l’extrême droite ciblent aussi l’organisation des familles d’otages. Les sionistes messianiques voient la guerre comme un signe de l’imminence de la Rédemption. Le professeur Yoel Ellitzour a publié, sur Srugim, un site Internet du sionisme religieux, un article expliquant que le massacre du 7 octobre faisait partie d’un plan divin pour punir les Israéliens « qui ont renoncé à l’immensité du pays et aux villes de [leurs] ancêtres et choisi des valeurs vaines en s’adonnant à des abominations sexuelles ». À la suite des vives réactions provoquées par ce texte, il a dû le retirer. Mais, dans ce milieu, l’idée de relancer la colonisation dans Gaza fait son chemin. Tomer Persico, chercheur à l’Institut Shalom-Hartman, craint, pour l’après-guerre, un renforcement de la droite nationaliste et de la religiosité. « Le conflit actuel va déboucher sur un processus politique régional, explique-t-il. Si Israël l’accepte, il s’engagera dans la voie de la réhabilitation, sinon il restera bloqué dans l’engrenage infernal des années Netanyahou. Cela signifiera l’isolement, l’effondrement économique et social. »
Charles Enderlin
Journaliste, Jérusalem. Auteur d’Israël. L’agonie d’une démocratie, Seuil, Paris, 2023.
(1) M. Matti Steinberg, qui a enseigné à Princeton et à Heidelberg, a notamment publié « La Nakba comme traumatisme. Deux approches palestiniennes et leurs répercussions politiques », Le Débat, Paris, 2017, et In Search of Modern Palestinian Nationhood, Moshe Dayan Center - Syracuse University Press, Tel-Aviv, 2016.
(2) Lire Ignacio Ramonet, « La paix maintenant », Le Monde diplomatique, avril 2002.
(3) Cf. Tal Schneider, « For years, Netanyahu propped up Hamas. Now it’s blown up in our faces », The Times of Israel, Jérusalem, 8 octobre 2023.
(4) La chaîne de télévision libanaise Al-Mayadin, proche du Hezbollah, diffuse une longue interview de M. Al-Arouri : « Nous sommes prêts pour une bataille globale et nous vaincrons Israël d’une manière sans précédent » (en arabe), 25 août 2023.
(5) « Death toll in Gaza from Israeli attacks rises to 17,700 — Health Ministry in Gaza », Reuters, 9 décembre 2023.
(6) Tamar Hermann et Or Anabi, « Israelis sharply divided on the question of a two-State solution in return for US assistance », The Israel Democracy Institute, 5 décembre 2023.
Le 7 octobre, très tôt le matin, Israël subit la plus grande défaite militaire de son histoire. Des milliers de miliciens armés franchissent la barrière de sécurité construite autour de Gaza, investissent et conquièrent les bases militaires avoisinantes. À l’occasion de Simhat Torah, la fête de la Torah, l’état-major les avait dégarnies pour assurer la sécurité des colons de Cisjordanie. Après avoir tué et fait prisonniers des dizaines de militaires, hommes et femmes, les assaillants pénètrent dans vingt-deux localités israéliennes pour y massacrer des habitants et enlever des civils de tous âges. Au 20 décembre, le dernier bilan de cette attaque fait état, côté israélien, de 859 civils, 278 militaires et 44 policiers tués, cela sans oublier 255 otages emmenés à Gaza (118 ont été libérés durant la trêve de novembre). Près d’un millier d’assaillants ont été tués. L’armée mettra quatre jours à reprendre le contrôle total de la frontière.
Pour la première fois depuis 1973, la mobilisation générale est décrétée, 360 000 réservistes sont rappelés. Israël passe à l’offensive, avec pour objectif la destruction des capacités militaire et politique du Hamas ainsi que la libération des otages détenus à Gaza. À la suite d’une intense campagne de bombardements aériens, une vaste opération terrestre débute, soutenue par l’administration américaine et plusieurs États occidentaux. Un pont aérien massif approvisionne l’armée israélienne en missiles et munitions issus des arsenaux américains. Le 9 décembre, à Gaza, le bilan était, selon le ministère de la santé sous contrôle du Hamas, de 20 000 Palestiniens tués, parmi lesquels 7 000 enfants (5). D’après l’Organisation des Nations unies (ONU), 18 % des habitations sont endommagées ou détruites. Après plusieurs semaines de soutien actif, le président des États-Unis a fini par hausser le ton le 12 décembre : « Ces bombardements aveugles font perdre à Israël son soutien international, a prévenu M. Joseph Biden, et Benyamin Netanyahou devrait changer son gouvernement, le plus conservateur de l’histoire d’Israël, qui comporte [le ministre de la sécurité nationale Itamar] Ben-Gvir et compagnie. Ils ne veulent rien qui s’approche de près ou de loin d’une solution à deux États. Ils veulent non seulement se venger de ce que le Hamas a fait, mais aussi de tous les Palestiniens. Ils ne veulent pas d’une solution à deux États. »
M. Netanyahou a réagi le jour même en réitérant son refus d’un État palestinien. Pas question non plus d’accepter l’installation à Gaza de l’Autorité palestinienne. « Je ne permettrai pas à Israël de répéter l’erreur des accords d’Oslo. Je ne permettrai pas l’entrée à Gaza de ceux qui éduquent au terrorisme, soutiennent le terrorisme et le financent… Gaza ne sera ni le Hamastan ni le Fatahstan. »
Quelle serait la réaction de la population israélienne en cas de crise avec les États-Unis ? Lors d’un récent sondage, l’Israel Democracy Institute a posé la question suivante : « Israël doit-il accepter le principe de la solution à deux États afin de continuer de recevoir l’aide américaine ? » Seuls 35 % des Juifs interrogés ont répondu par l’affirmative, 52 % refusent une telle option (6). « Les Israéliens ne sont pas particulièrement ébranlés par les destructions à Gaza car l’opinion est chauffée à blanc, estime la professeure Tamar Hermann, qui a codirigé cette enquête. Chaque jour on apprend que des otages ont été tués, et puis nos soldats meurent au combat. Selon moi, il aurait été préférable que l’armée utilise des moyens plus sophistiqués et moins destructeurs, afin de veiller à l’éthique du combat d’Israël. Mais je doute que cela ait changé quoi que ce soit à l’opinion internationale envers le pays. »
Pour sa part, M. Steinberg s’avère très critique de l’action gouvernementale. « Au-delà des considérations morales et juridiques, il faut dire que, en l’absence de stratégie, la vengeance ne peut être une politique. Laisser la bride sur le cou à l’armée face à la population civile de Gaza représente un danger pour Israël. En poussant leur principal ennemi à surréagir, les organisations terroristes cherchent à le délégitimer aux yeux de l’opinion internationale. Cela leur accorde en retour une forme de légitimité. Si Israël ne se retire pas de Gaza, il va faire face à une forme de guérilla omniprésente, dont l’objectif sera de l’embourber dans une situation identique à celle qu’il a connue dans le sud du Liban. Cela représenterait une menace pour les relations avec l’Égypte et la Jordanie, pouvant aller jusqu’à remettre en question les traités de paix avec ces pays. Le Hamas en sortira renforcé. »
Alors que se déroulent quotidiennement les obsèques de militaires morts au combat à Gaza, ces considérations ne sont guère partagées par une opinion publique traumatisée par les événements du 7 octobre. Tous les samedis soir, plus de cent mille personnes se rassemblent devant l’esplanade du musée d’art de Tel-Aviv, baptisée « place des otages ». Elles manifestent leur soutien aux familles des otages qui, souvent au bord du désespoir, exigent du gouvernement qu’il fasse de la libération de leurs proches sa priorité absolue. Devant le Parlement (Knesset), plusieurs familles, dont les parents ont été assassinés par le Hamas, se sont installées dans une tente en jurant d’y rester aussi longtemps que le gouvernement Netanyahou n’aura pas démissionné. M. Yaacov Godo, 74 ans, père endeuillé, en a pris l’initiative. Son fils Tom, 52 ans, a été tué le 8 octobre par les assaillants dans sa maison du kibboutz Kissoufim en protégeant son épouse et leurs trois filles, qui ont été sauvées. Militant de l’organisation Looking the Occupation in the Eye (« Regarder l’occupation dans les yeux »), M. Godo participait de manière régulière à la protection des bergers palestiniens attaqués par des colons dans la vallée du Jourdain. « Cette guerre est inutile, affirme-t-il. Elle aurait dû se terminer depuis longtemps. Elle n’a pas d’objectif défini. Il y a les terribles destructions à Gaza avec ce nombre de civils innocents tués qui dépasse l’entendement. Il y a aussi nos soldats qui tombent au combat. Ramener les otages, c’est bien sûr l’objectif suprême, mais je ne vois pas comment ce gouvernement et celui qui est à sa tête en seraient capables. »
Soutenus par de nombreux Israéliens, les manifestants, parmi lesquels on compte aussi M. David Agmon, général de brigade réserviste qui fut le premier chef de cabinet de M. Netanyahou en 1996, subissent les insultes et menaces de militants du Likoud qui les traitent de « traîtres gauchistes ». Un partisan du premier ministre a même tenté d’incendier leur tente avant d’être arrêté par la police. Des attaques du même genre de la part de partisans de la droite et de l’extrême droite ciblent aussi l’organisation des familles d’otages. Les sionistes messianiques voient la guerre comme un signe de l’imminence de la Rédemption. Le professeur Yoel Ellitzour a publié, sur Srugim, un site Internet du sionisme religieux, un article expliquant que le massacre du 7 octobre faisait partie d’un plan divin pour punir les Israéliens « qui ont renoncé à l’immensité du pays et aux villes de [leurs] ancêtres et choisi des valeurs vaines en s’adonnant à des abominations sexuelles ». À la suite des vives réactions provoquées par ce texte, il a dû le retirer. Mais, dans ce milieu, l’idée de relancer la colonisation dans Gaza fait son chemin. Tomer Persico, chercheur à l’Institut Shalom-Hartman, craint, pour l’après-guerre, un renforcement de la droite nationaliste et de la religiosité. « Le conflit actuel va déboucher sur un processus politique régional, explique-t-il. Si Israël l’accepte, il s’engagera dans la voie de la réhabilitation, sinon il restera bloqué dans l’engrenage infernal des années Netanyahou. Cela signifiera l’isolement, l’effondrement économique et social. »
Charles Enderlin
Journaliste, Jérusalem. Auteur d’Israël. L’agonie d’une démocratie, Seuil, Paris, 2023.
(1) M. Matti Steinberg, qui a enseigné à Princeton et à Heidelberg, a notamment publié « La Nakba comme traumatisme. Deux approches palestiniennes et leurs répercussions politiques », Le Débat, Paris, 2017, et In Search of Modern Palestinian Nationhood, Moshe Dayan Center - Syracuse University Press, Tel-Aviv, 2016.
(2) Lire Ignacio Ramonet, « La paix maintenant », Le Monde diplomatique, avril 2002.
(3) Cf. Tal Schneider, « For years, Netanyahu propped up Hamas. Now it’s blown up in our faces », The Times of Israel, Jérusalem, 8 octobre 2023.
(4) La chaîne de télévision libanaise Al-Mayadin, proche du Hezbollah, diffuse une longue interview de M. Al-Arouri : « Nous sommes prêts pour une bataille globale et nous vaincrons Israël d’une manière sans précédent » (en arabe), 25 août 2023.
(5) « Death toll in Gaza from Israeli attacks rises to 17,700 — Health Ministry in Gaza », Reuters, 9 décembre 2023.
(6) Tamar Hermann et Or Anabi, « Israelis sharply divided on the question of a two-State solution in return for US assistance », The Israel Democracy Institute, 5 décembre 2023.
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